Chapitre 33
Magie noire
Entouré de cierges noirs, dans une pièce sombre, Frédéric Desjardins était assis en tailleur, le dos très droit. Parfaitement immobile, son regard était absent. Rien de ce qui s’était passé chez les Kalinovsky ne lui avait échappé. Le rassemblement des amis de Mikal à cet endroit allait lui permettre de tous les tuer d’un seul coup. Il ne pouvait évidemment pas voir ce qu’ils faisaient lorsqu’ils se trouvaient à l’intérieur de la maison de la fée, mais dès qu’ils en sortaient, il suivait tous leurs gestes grâce aux yeux des rôdeurs. Il ne comprenait pas encore pourquoi ils avaient visité un vieux cercle de pierres au bord de la rivière, mais il devinait que quelque chose allait certainement s’y passer, à moins qu’il ne les tue avant…
Frédéric portait le nom de sa mère, mais il était bel et bien le fils d’Hugues Robin, qu’on appelait aussi le Jaguar. Le chef de la secte avait eu de nombreux enfants en trente-cinq ans, mais c’était à son aîné qu’il avait réservé le rôle du Faucheur, cet assassin furtif qui lui assurait la soumission de ses disciples. À l’adolescence, il l’avait confié à un nécromant qui se terrait à Laval afin qu’il devienne son apprenti. Puisqu’il lui fallait aussi une couverture derrière laquelle Frédéric pourrait procéder à l’exécution des déserteurs, Robin lui avait aussi payé des études de droit.
Excellant en tout, le jeune homme avait rapidement grimpé les échelons de sa profession et était même devenu substitut du procureur général à Montréal. Puisqu’il avait juré obéissance à son père, Frédéric mettait tout de côté chaque fois que ce dernier lui rapportait la disparition d’un membre de la secte. S’il n’avait pas eu recours à la magie noire, le jeune avocat aurait mis des mois à retrouver les fautifs et il n’aurait pas pu faire naître autant d’effroi dans le cœur des disciples qui vivaient toujours à l’intérieur des palissades. C’était justement parce qu’il exécutait ses proies dans les quarante-huit heures de leur évasion que tous le craignaient tant… tous, sauf Mikal.
Alexei venait à peine d’arriver à la forteresse lorsque le Jaguar en avait exilé Frédéric. À cette époque, l’adolescent ne comprenait pas encore ce que son père attendait de lui, alors il avait voué une profonde haine au nouveau venu. Au fil des ans, les rares fois où il avait parlé au Jaguar, Frédéric avait entendu ce dernier maugréer contre son rival, qui était de plus en plus rebelle même si le gourou lui offrait de poursuivre un jour sa grande œuvre sur la montagne. Le Faucheur avait patiemment attendu son heure, car il savait que Mikal finirait par s’enfuir, mais il avait encore une fois été privé de sa vengeance. Le récalcitrant, qui avait survécu aux tirs des sentinelles de la forteresse, avait mystérieusement sombré dans un état second qui l’avait soustrait à ses recherches.
Le nécromant lui-même ne comprit pas pourquoi le jeune Russe, que certains disciples disaient avoir aperçu dans la forêt des mois après sa disparition, échappait à ses pouvoirs maléfiques. Tout comme Frédéric, il ignorait qu’Alexei était sous l’emprise d’un sortilège et que le mal ne voulait pas le partager avec eux. Heureusement, le vent avait tourné.
Le seul regret du jeune avocat avait été de ne pas avoir tué Mikal avant qu’il fasse condamner Hugues Robin. Pourtant, il en avait eu l’occasion au cours des semaines qui avaient précédé le procès. Trop sûr de lui, Frédéric avait tenté de disculper son père avant de s’en prendre à cet ingrat de Kalinovsky.
— Tu ne m’échapperas pas cette fois-ci, démon… murmura le Faucheur, en transe.
Afin de lui permettre de retracer rapidement les fuyards, le Jaguar avait fait prélever de fines touffes de cheveux sur chacun de ses disciples. Il les avait conservées dans de petits sacs en plastique bien identifiés, au fond d’un coffre dissimulé dans ses quartiers personnels. Dès qu’une évasion se produisait, il faisait parvenir au Faucheur la mèche de cheveux du fugitif, ce qui lui permettait de le retrouver instantanément.
La police avait emporté toutes les affaires personnelles du Jaguar, mais elle n’avait pas déniché ses cachettes. Frédéric était donc retourné à la forteresse et les avait vidées de leur contenu. Il possédait maintenant tout ce dont il avait besoin pour punir Mikal. Puisque les portes des palissades étaient cadenassées, le Faucheur y avait élu domicile. Personne ne viendrait l’importuner. Comme le lui avait enseigné son vil maître, il avait passé de longues semaines à préparer sa salle de sacrifices, traçant des pentagrammes sur le plancher et sur les murs avec son propre sang. Ce ne fut que lorsqu’il parvint à invoquer les rôdeurs et à les lancer aux trousses de ses victimes qu’il comprit qu’il était enfin prêt à mettre à mort ses ennemis.
Sans se presser, Frédéric prit le petit sac placé au milieu d’un pentagramme dessiné au centre du pentacle géant qui occupait toute la pièce. Il contenait une mèche de cheveux noirs.
— Tu viendras à moi, et tes amis te suivront… puis ils perdront la vie à cause de toi…
Il déposa les cheveux dans un cratère en pierre du diable et prononça un très ancien mantra condamné par les anges. Il les saupoudra ensuite d’une fine poudre noire qu’il matérialisa à partir de rien au bout de ses doigts.
— Viens à moi, Mikal… commanda-t-il avec un rictus cruel.
La voix qui sortait de cet être déformé par la haine n’était plus celle qui avait fait condamner des criminels pendant plus de dix ans dans les cours de justice. Elle était plus rauque, plus primitive, et ressemblait aux grondements d’un prédateur.
Une petite flamme s’éleva du vase antique et atteignit une vingtaine de centimètres. Le visage de l’homme-loup apparut soudain dans sa partie la plus élevée.
* * *
Alexei se réveilla en sursaut et s’assit brusquement dans son lit, couvert de sueur.
— Que se passe-t-il, mon amour ? s’inquiéta Danielle en se redressant à son tour.
— N’entends-tu pas cette voix ?
La jeune femme tendit l’oreille.
— Non, Alex. La maison est tout à fait silencieuse.
Son amant repoussa les draps et marcha jusqu’à la fenêtre. Il appuya les mains sur la vitre, attentif.
— Que te dit-elle ? voulut savoir Danielle.
— Elle prononce mon nom…
Craignant que ce soit une ruse du sorcier, elle enfila son peignoir et courut jusqu’à la chambre de la guérisseuse.
— Tatiana, j’ai besoin de vous ! implora Danielle en frappant à la porte.
La fée ne mit que quelques secondes pour ouvrir.
— Venez vite !
La future maman lui prit la main et la tira jusqu’à sa propre chambre. Alexei était toujours là, immobile et obnubilé par les paroles du sortilège.
— Il entend quelque chose, mais il n’y a rien, précisa Danielle, prise de panique.
— Laissez-moi m’occuper de lui, fit la guérisseuse d’une voix très calme.
Tatiana s’approcha de son petit frère et posa lentement la main sur son épaule pour explorer ce que lui rapportaient ses sens de fée. Alexei se tourna vers elle, les yeux chargés d’interrogation.
— Je ne reconnais pas cette voix, Tatiana…
L’odeur de la fumée chatouilla les narines des deux femmes.
— Ses cheveux ! s’exclama Danielle. Ils brûlent !
La fée obligea Alexei à s’agenouiller devant elle et tenta d’éteindre la petite flamme en frappant sa tête du plat de la main. Voyant que le geste ne donnait aucun résultat, Danielle annonça qu’elle allait chercher de l’eau. Profitant de l’absence momentanée de la jeune femme, Tatiana, qui avait fort bien compris la provenance du phénomène, décida plutôt d’utiliser sa magie pour repousser cette attaque pernicieuse de l’ombre.
Elle plaça une paume sur le front d’Alexei et l’autre sur sa nuque et prononça de douces paroles en russe. Un léger brouillard doré se forma à partir du milieu de son corps et enveloppa les deux fées. Un verre d’eau à la main, Danielle se figea à l’entrée de la chambre. Alertée par l’odeur du feu, Alexanne arriva près d’elle.
— Que se passe-t-il ? demanda l’adolescente.
— Je n’en sais rien… avoua la travailleuse sociale, stupéfaite.
Tatiana et Alexei baignaient dans un cocon ambré où de petites étincelles multicolores semblaient flotter au ralenti.
Les fées ne supportent pas l’obscurité ! s’exclama alors la guérisseuse. Retourne d’où tu viens, suppôt de Salan !
Les petites étoiles se mirent à tourner autour des deux créatures magiques, comme si elles venaient d’être capturées par une tornade. Le vent qui s’en échappa repoussa tous les objets contre les murs et obligea les deux spectatrices à s’agripper au cadrage de la porte. Puis, d’un seul coup, la lumière fonça vers la fenêtre. Alexanne craignit que le verre ne vole en éclat, mais il n’en fit rien. La substance éthérée passa à travers sans l’altérer.
Alexei battit des paupières comme s’il venait de se réveiller.
— Que fais-tu dans ma chambre ? demanda-t-il à sa sœur.
— Tu étais sous l’emprise du sorcier, Alex.
— Moi ?
Il tentait subtilement de t’attirer jusqu’à lui.
— Je nous croyais saufs ici, s’étonna Danielle.
— Nous le sommes, mais le procureur semble posséder un lien quelconque avec Alexei.
— C’est impossible, se défendit l’homme-loup.
— Vous êtes tous les deux sorciers, lui rappela Alexanne.
Son oncle lui décocha un regard meurtrier.
— Vous n’avez plus rien à craindre, fit Tatiana en poussant sa nièce dans le corridor et en refermant la porte derrière elle.
— Qu’y avait-il dans cette lumière ? demanda Alexanne. Qu’avez-vous fait à Alexei ?
— J’ai expulsé de ma maison l’énergie qui s’était emparée de lui, un geste offensif que les fées ne devraient jamais faire.
— Pourquoi ?
— Nous sommes sur cette planète pour soulager la maladie et la misère, pas pour repousser les attaques des sorciers.
— On ne peut tout de même pas laisser le procureur tuer Alexei sans rien faire, protesta Alexanne. Je suis certaine que les anges le comprennent.
— Le ciel n’enregistre que le bien et le mal, ma soie. L’agression ne fait pas partie de la première catégorie, surtout lorsqu’elle est perpétrée par une fée. C’est ce type d’intention ou de comportement négatif qui attire les Vengeurs.
— Et puisque mon oncle ne réagit que par la colère… J’ai bien tenté de le rendre aussi inoffensif que nous et j’ai même cru réussir lorsqu’il s’est mis à cultiver des plantes médicinales, mais il nous est arrivé tant de choses depuis.
— Moi, je suis persuadée qu’il deviendra doux comme un agneau dès que le procureur sera derrière les barreaux.
— S’il parvient à échapper au Vengeur.
Alexanne soupira de découragement.
— Je ferai tout ce que je pourrai pour garder mon oncle en vie. Vous êtes vraiment très pâle, tout à coup, tante Tatiana. Pourrais-je vous préparer une tisane qui redonne de l’énergie ?
— Il va me falloir quelque chose d’un peu plus fort, cette fois.
Elles descendirent à la bibliothèque, puis pénétrèrent dans la pièce secrète de la fée. Alexanne garda le silence tandis qu’elle préparait dans un petit verre une boisson couleur de rubis. Dès qu’elle en eut bu la moitié, la guérisseuse reprit son aplomb.
— Qu’avez-vous mis dans la lumière pour qu’elle parvienne à expulser le sorcier ? redemanda l’adolescente.
— J’ai fait appel à l’énergie des anges guerriers sous la gouverne de Saint-Michel. Cela m’a permis d’extraire le mauvais sort du corps d’Alexei et de le renvoyer vers le Faucheur.
— J’ignorais que les fées possédaient un tel pouvoir.
— Elles en possèdent bien d’autres dont elles ne doivent jamais se servir. Celles qui font fi de cet avertissement deviennent des sorcières, j’ai dérogé à nos règles, ce soir, dans l’unique but de délivrer mon frère et de faire savoir à notre ennemi que nous n’avons pas l’intention de nous laisser malmener sans riposter. Ce n’était pas digne d’une fée, mais ça nous permettra de gagner un peu de temps jusqu’à ce que monsieur Paré soit prêt à poser son piège.
Tatiana but le reste de la potion et déposa le verre sur sa table de travail. Alexanne se faufila alors entre ses bras et l’étreignit avec affection.
— Si j’étais le sorcier, j’aurais très peur de vous, la taquina l’adolescente.
— Ne te moque pas de moi, jeune fille.
— Vous êtes vraiment terrible quand vous vous mettez en colère.
— Ça suffit. Retournons nous coucher. Nous aurons besoin de toutes nos forces pour traverser les prochains jours.
Elles remontèrent l’escalier et se séparèrent sur le palier. Alexanne retourna dans sa chambre et alluma le plafonnier.
— Il est impossible de dormir, ici, grommela Coquelicot, couchée dans la plante suspendue devant la fenêtre.
— Si tu n’es pas contente, je vais t’ouvrir la fenêtre pour que tu trouves un coin tranquille dans le jardin.
La petite créature rabattit la plus proche feuille par-dessus sa tête en grognant. Sans se préoccuper d’elle, Alexanne alla chercher son cahier d’anges sur sa commode. Sous sa requête concernant le Vengeur, elle trouva cette réponse :
Le ciel ne vous l’envoie que lorsque l’équilibre magique de votre planète est menacé. Ne mettez pas en doute ses intentions ou sa mission. C’est Dieu lui-même qui la lui confie.
Découragée, l’adolescente mit l’album de côté et ferma la lampe.
— Enfin… laissa échapper Coquelicot.
Alexanne n’eut même pas le cœur de répliquer. Elle remonta les couvertures jusqu’à son menton et sanglota en silence.